Faire des centres de détention des lieux humanisés, où l’on chasse l’ennui et l’on prépare l’avenir, le tout à l’air libre : telle est l’ambition des « prisons ouvertes » de Finlande, qui concernent un détenu sur trois. À Suomenlinna, charmant îlot rocheux au large d’Helsinki, cette utopie concrète apparaît comme l’antithèse des mitards glauques et surchargés à la française.
Reportage de Thomas Saintourens pour Usbek & Rica et d’Axel Gyldén, envoyé spécial de l’Express
Pour s’y rendre, comme pour s’en évader, rien de plus simple. Il suffit d’embarquer sur le ferry qui, trois fois par heure, appareille depuis la place du marché d’Helsinki. Un quart d’heure plus tard, nous voici sur le débarcadère, au milieu d’une nuée de touristes en excursion – l’île en reçoit 1 million par an. Car Suomenlinna, où 750 habitants vivent à l’année (sans compter les 100 prisonniers) est en fait une destination de loisirs. Classé au patrimoine mondial par l’Unesco, ce morceau de terre long de 1 kilomètre abrite en effet une forteresse maritime du XVIIIe siècle bâtie par les Suédois pour se défendre contre la Russie (1), ainsi qu’un office du tourisme, des magasins de souvenirs, une auberge de jeunesse, des musées (des Douanes, de la Marine, du Jouet), une dizaine de restaurants et, enfin, de pittoresques maisons scandinaves en bois, jaunes, vertes ou rouges.
Les cent prisonniers de l’île de Suomenlinna sont ici et ailleurs, incontournables et invisibles à la fois. Cent hommes purgeant leur peine au milieu des visiteurs, des touristes et des oiseaux, en surplomb des eaux glaciales de la mer Baltique, à vingt minutes de bateau du centre d’Helsinki. Suomenlinna : une forteresse édifiée en 1748 sur un chapelet d’îlots rocailleux afin de protéger la capitale des invasions maritimes, devenue aujourd’hui l’adresse atypique du centre pénitentiaire ouvert le plus avant-gardiste du pays.
Oui, ils se baladent à l’air libre, un boîtier GPS accroché à la cheville. Ils prennent le bateau quand bon leur semble, pour aller travailler, rendre visite à des proches ou faire quelques emplettes dans la capitale. Ils se mêlent au million de visiteurs parcourant chaque année cette île vedette du tourisme local, prisée aux beaux jours pour les pique-niques autant que pour les photos de mariage. Surtout, ce sont eux qui, revêtus de la doudoune jaune fluo des agents municipaux, ont pour mission de réparer les dégâts du temps passé sur les murailles de l’île – un monumental bastion classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Lettre de candidature
Pour entrer dans la prison de Suomenlinna, nul besoin de clé ni d’autorisation spéciale. Il suffit de suivre le chemin partant du port, longeant le petit supermarché, puis la bibliothèque publique, le musée militaire et celui des jouets. Enfin, derrière un terrain de basket, apparaît le pénitencier, établi en ces lieux depuis 1971.
À première vue, on dirait plutôt un village vacances assoupi, avec sa poignée de bungalows en bois, tout juste séparé du monde par une barrière roulante laissée grande ouverte. Si bien qu’il n’est pas rare que quelques excursionnistes égarés errent dans la courette, ou confondent la cantine avec un restaurant champêtre.
Dans le bâtiment principal s’alignent les boîtes aux lettres personnelles des pensionnaires. Sinikka Saarela, la directrice, discute, détendue, avec un groupe de détenus. « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », résume simplement la cheffe, que chacun appelle par son prénom.
La confiance, comme dans les 15 prisons « ouvertes » réparties sur le territoire finlandais. Soit environ un millier de détenus sur les quelque trois mille que compte le pays. Ce modèle nordique, développé depuis les années 1960, s’intègre dans un schéma plus global de « désincarcération » limitant au maximum la détention provisoire et favorisant les travaux d’intérêt général et la liberté conditionnelle (souvent sous surveillance électronique). Selon les dernières études de l’Agence nationale finlandaise des sanctions criminelles, les prisons ouvertes entraînent un taux de récidive inférieur de 20 % à celui des incarcérations classiques, et des tentatives d’évasion très limitées.
Pointer une fois par jour à Suomenlinna, cela se mérite. Lettre de candidature, examen minutieux du dossier carcéral et entretien de motivation prévalent à l’acceptation dans ce lotissement en liberté surveillée. Une fois sur place, il faut être irréprochable. Aucune goutte d’alcool et pas un gramme d’une substance toxique prohibée ne sont tolérés. « Au moindre écart, explique Sinikka Saarela, c’est retour à la prison “normale”, et cela fonctionne bien. En réalité, le principal risque pour les détenus est la saison estivale. Avec tous les jeunes qui viennent boire et fumer aux abords de la prison, les tentations sont grandes. »
Ici, pas de policiers en uniforme, mais trente-quatre agents des services sociaux qui veillent au délicat processus de réintégration de ces hommes aux profils variés, purgeant des peines allant de quelques mois à plusieurs années, dont une majorité traînant derrière eux des problèmes de toxicomanie.
« Notre objectif n’est pas de punir mais de favoriser le retour dans la société »
« Deux tiers des détenus travaillent pour entretenir l’île (à 5 euros de l’heure) selon les critères de qualité de l’Unesco, précise Sinikka Saarela, 20 % travaillent sur la terre ferme, et chacun peut poursuivre des études. Notre objectif n’est pas de punir mais de favoriser le retour dans la société. » On pénètre dans une cellule – ou plutôt un chalet partagé par dix personnes. Dans l’entrée, où sont parfaitement alignées les chaussures des habitants, un petit homme au visage gris referme sa parka avant de partir pour un rendez-vous chez le médecin. La cuisine (munie de couteaux dignes de maîtres sushi) resplendit comme dans une annonce immobilière. Au centre du salon, la télévision est allumée sur une émission d’aventures en milieu tropical. Juste en dessous, posé contre le lecteur DVD, le boîtier du film Arrête-moi si tu peux…
L’entrée de la prison de Suomenlinna / CC Wikimédia Commons
Dehors, un gaillard au bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils manipule une tronçonneuse. Il stoppe net l’engin et salue d’un signe de tête. « Je coupe du bois pour le barbecue. Venez, on va faire un tour. » L’homme marche doucement, il raconte chaque arbre fruitier, chaque essence naturelle. Il longe une crique rocailleuse, parcourt le coin gymnastique, avec ses lourds haltères rouillés et pour panorama le grand large, puis les berges du lac pour la pêche, et l’immanquable sauna accolé à sa maisonnette… Une fois à l’intérieur, il retire son couvre-chef, laissant apparaître son front ridé, ses cheveux rares. Il s’assoit avec un café. Il connaît la première question, celle que tous les détenus se posent la première fois qu’ils se rencontrent. « J’ai tué quelqu’un », me devance-t-il, la voix calme. Jari (nous l’appellerons ainsi) a été condamné à dix ans de prison pour le meurtre d’un membre de sa famille. Après trois ans et demi enfermé dans une structure traditionnelle, il a « décidé de survivre » et a posé sa candidature pour les prisons ouvertes. D’abord dans l’une d’elles située à la campagne, puis à Suomenlinna, où il est devenu un jardinier épanoui. « J’ai 57 ans, j’avais une vie rangée, trois filles, j’étais cadre commercial dans le matériel audiovisuel, raconte-t-il. Je pourrai sortir dans deux mois. Je pense garder le jardinage comme hobby, et me réorienter professionnellement dans la psychologie. »
Selon l’administration pénitentiaire finlandaise, le coût pour la collectivité est de 130 euros par jour par prisonnier dans les structures ouvertes, contre environ 200 euros dans les prisons traditionnelles. Un processus de « resocialisation » dont la perception à l’étranger est passée de la simple curiosité libertaire à la solution concrète.
Les dirigeants politiques, qu’ils soient socialistes ou ultralibéraux, envisagent désormais de copier-coller le modèle mis en place à Suomenlinna. Du moins en partie, selon l’état des opinions publiques et les réalités du système carcéral – souffrant souvent de surpopulation, comme en France, quand la Finlande a l’un des taux d’incarcération les plus faibles au monde. « Rien que ce printemps, j’ai reçu vingt-cinq délégations étrangères intéressées par les prisons ouvertes », confie Mika Peltola, coordinateur international de l’Agence nationale des sanctions criminelles. Il a servi de guide, dans ces prisons sans barreaux, à des représentants du Portugal, de France, de Taïwan ou encore du Costa Rica. Tandis que se succèdent certains de ces observateurs intrigués à bord du ferry reliant Suomenlinna au centre d’Helsinki, les détenus poursuivent, incognito, leurs allers-retours à destination du continent.
Article paru initialement dans le numéro d’octobre 2018 du magazine Usbek & Ricaet dans l‘Express