L’association « Lire c’est vivre » humanise, depuis trente ans, l’univers carcéral de Fleury-Mérogis, en y implantant des bibliothèques et en y animant des cercles de lecture.
Les bruits de la prison. Chaque porte qui s’ouvre électriquement et qu’on referme après notre passage : « Tip… Tip… » Le portique. À nouveau les portes électriques avec, à chaque fois, un surveillant dans un « bocal » en verre, qui contrôle les identités et les laissez-passer. On marche. À nouveau les portes électriques. « Tip… Tip ». Les grilles s’ouvrent. Un couloir débouche sur un poste de surveillance très particulier. La maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), la plus grande d’Europe, a été conçue en « tripales » : des hélices à trois pales qui forment un « Y », avec, au centre des branches, un poste de surveillants qui ont une vision panoptique : ils voient simultanément dans toutes les directions.
On avait déjà perdu les repères spatiaux, à force de se heurter aux portes, et encore aux portes. Et là, quel que soit le couloir, on est « en vue », dans une ligne de mire impressionnante, où les vitres et les murs nous disent que nous sommes épiés.
D’ailleurs, Fleury-Mérogis est une maison d’arrêt d’où on ne s’évade pas, sauf en hélicoptère. C’est aussi la prison qui a le taux de suicides le plus élevé. « En prison, on perd ses repères », nous dira un jeune détenu que nous rencontrerons plus tard. Tout est fait, dans l’architecture même de la prison, pour que nos repères spatiaux, psychologiques soient altérés dès qu’on entre.
On sort de la prison centrale pour aller au bâtiment D3, celui des courtes peines. Des couloirs gris étroits et bas de plafond conduisent au centre scolaire et, à côté, à la bibliothèque. Enfin deux endroits un peu colorés qui ressemblent au monde normal.
« Les bibliothèques, c’est le poumon de la prison », confie Luc Bachelot, président de l’association Lire c’est vivre, qui, avec son équipe, a implanté dix bibliothèques dans les différents quartiers et propose des « cercles de lecture » hebdomadaires, animés par des bénévoles.
Un surveillant vient ouvrir la bibliothèque. Deux détenus « auxiliaires de bibliothèque » sont là : ils ont appris le métier à la fois avec Lire c’est vivre et avec l’Association des bibliothécaires de France (ABF) qui délivre une formation diplômante. Une dizaine de jeunes hommes arrivent. Sur vingt inscrits, certains ne sont pas autorisés à descendre au cercle, d’autres sont pris par d’autres activités (parloir, infirmerie…), d’autres enfin sont autorisés à descendre, mais les surveillants ne viennent pas les chercher. Ou bien « ils mettent beaucoup de temps à venir », soit parce qu’ils sont en sous-effectifs, soit, plus rarement, parce que la relation avec le détenu est tendue.
Aucun des six surveillants que nous avons questionnés n’a été sensibilisé au rôle de la culture : « Ma mission, c’est la sécurité. » De fait, ils viennent surveiller la formation diplômante qui regroupe tous les auxiliaires. « Ils découvrent alors l’importance que la bibliothèque peut prendre pour les détenus », estime Cécile Trevian, chargée de la formation de l’ABF.
Le bâtiment D3 regroupe surtout des jeunes des cités, âgés de 20 ans en moyenne. La moyenne d’âge du cercle est plus élevée : entre 25 et 30 ans. Le groupe est hétérogène, tous niveaux confondus. Nous nous asseyons entre un participant et un jeune auxiliaire. La responsable de la communication, qui nous a accompagnés depuis l’entrée, déplace alors une chaise et vient s’installer juste derrière nous. Tout ce qui se dit se sait, en prison.
Le jeune trentenaire auxiliaire nous dit combien il a aimé Le Lambeau de Philippe Lançon. Il nous explique que les périodiques les plus empruntés sont, par ordre d’importance, Jeune Afrique, France Football, Auto Plus, Courrier international, le Times. Pour les livres, ce sont surtout les mangas, mais pas seulement : « Des hommes qui n’ont jamais lu veulent apprendre ; on leur fait des propositions de livres faciles à lire. » Le deuxième auxiliaire bibliothécaire a 66 ans. Son visage s’anime quand il explique à un détenu comment fonctionne l’appareil de notes d’un livre. Les auxiliaires jouent aussi le rôle d’écrivains publics. Ils touchent, pour un plein-temps, un salaire mensuel de 260 € net, quand celui qui fait du pain à l’atelier en gagne 600. De plus, ils ne pourront pas exercer leur métier à la sortie, à cause du casier judiciaire, même si l’ABF a réussi à faire embaucher une ancienne détenue comme contractuelle, mais sans espoir d’un poste définitif.
Le cercle commence. Les bénévoles ont choisi Antigone de Sophocle. Chacun lit un passage à haute voix. On ne peut qu’être impressionné par la qualité d’écoute du groupe. La tension retombe un peu, ils font de l’humour. Yacine, l’un des participants, témoigne : « J’avais seulement l’habitude de lire des livres de culte. Le Cercle m’a aidé pendant ma détention ; j’ai appris à lire à voix haute devant les autres, et ça m’a apporté un peu d’autonomie. »
Le directeur du Service de probation et d’insertion pénitentiaire de l’Essonne, Franck Sassier, le confirme : « Ils trouvent ainsi des ressources qui leur manquaient. » Pour Jean-Baptiste Para, poète qui intervient ici depuis quinze ans, « il y a des moments de grâce ». « Quand le texte fait écho à leur vie, les détenus deviennent sensibles à leur propre humanité », précise-t-il. « Puis ils remettent le costume de protection nécessaire à leur survie et retournent en cellule », raconte Pauline Pelsy-Johann, auteure du documentaire Entre les barreaux les mots.
Ces bienfaits sont aujourd’hui menacés. Les quatre bibliothécaires professionnels de l’équipe sont engagés en contrats aidés qui arrivent à échéance. Dans leur rapport, commandité par l’ex-ministre de la culture Françoise Nyssen, Voyage au pays des bibliothèques (Stock), Noël Corbin et Erik Orsenna citent Lire c’est vivre comme assumant le plus bel enjeu que puisse se fixer une bibliothèque. Puis ils recommandent que l’État garantisse « aux associations intervenant dans le secteur les moyens d’assurer leurs missions ».
Les discours seront-ils suivis d’effets, afin d’accéder au vœu de Philippe Pineau, de l’ABF : assurer 200 postes entiers de bibliothécaires sur les 190 prisons que compte le parc pénitentiaire ?
Source : Françoise Siri, envoyée spéciale de La Croix, le 15/3/2019