Tu annonceras ma parole. Notre Fraternité dans les pas du Père Aubry
Week-end du Bon Larron – 16/17 octobre 2021
Intervention de Virginie Toulouse
La prison n’est pas toujours là où on le croit
Véronique Toulouse, auteure du livre « Entre les barreaux, fragments de vies détenues », aumônière de prison à Caen, et mère de famille de sept enfants très engagée dans la Communauté du Chemin Neuf, témoigne de son expérience d’aumônier et du parcours Alpha prison mis en place dans la maison d’arrêt de Caen depuis 2015, ainsi que dans quatre autres prisons. Elle commente par ailleurs le film produit par la Communauté du Chemin neuf et Alpha Prison avec le témoignage du film « Les chaînes brisées » qui comporte le témoignage d’un homme qui a passé 10 ans en prison après 19 condamnations.
Nous avons tous en nous des lieux fermés, moi la première, des espaces fermés, des portes verrouillées où la vie ne circule pas beaucoup. Quelques soient nos prisons, extérieures ou intérieures, la question de l’accueil de la Grâce, et de la circulation de la Grâce se pose dans nos vies. Comment faire circuler cette Grâce dans nos vies, malgré toutes nos portes fermées ? C’est cette question que je veux aborder avec vous, humblement, ce matin. Dans une première partie, nous verrons comment la Grâce agit et dans une seconde partie plus spécifiquement en prison.
Première partie
La Grâce est d’abord un cadeau de Dieu. Dieu ne se donne jamais à moitié. Dieu donne tout, toujours en abondance. Dieu ne retient rien. Dieu se donne en entier. La Grâce est son cadeau pour nous, c’est un cadeau personnalisé à chacun, adapté à « l’ici et maintenant » de chacun. La Grâce c’est toujours pour aujourd’hui : ni pour hier, ni pour demain, mais pour « l’aujourd’hui ». La Grâce est en permanence prête à se déverser sur chacun de nous : « Je me tiens à la porte et je frappe ». La Grâce est là à la porte et elle frappe, mais elle n’a pas la poignée pour ouvrir. La poignée est de notre côté. Allons-nous ouvrir la porte à la Grâce ?
La Grâce ne se donne pas en fonction de nos mérites. Elle se donne uniquement en fonction de notre désir, de notre ouverture de cœur. Dieu ne retire pas sa Grâce à ceux qui sont en règle. Péguy dit :
« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme, et même de se faire une mauvaise âme, c’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse, c’est d’avoir une âme habituée. On a vu des jeux incroyables de la Grâce pénétrer une mauvaise âme, et même une âme perverse ; et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était vernis, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable. On n’a pas vu tremper ce qui était habitué.
Les honnêtes gens ne mouillent pas à la Grâce. C’est précisément que les honnêtes gens, ou enfin ceux qu’on nomme tels et qui aiment se nommer tels, n’ont point de défaut, eux-mêmes, dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Le pot de moral, constamment intact, leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invincible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent pas cette entrée à la Grâce qui est essentiellement le péché. S’ils ne sont pas blessés, ils ne sont pas vulnérables parce qu’ils ne manquent de rien ; on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on leur apporte ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse pas celui qui n’a pas de plaie. C’est parce qu’un homme était par terre, que le samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Donc celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé, celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé. »[1]
La Grâce mouille, la Grâce imprègne, pénètre. Et c’est par nos failles que la Grâce entre en nous. Et la reconnaissance de nos blessures, de nos failles et de nos sorties de route, de tous ces moments où l’on a failli, où l’on a claqué la porte à l’amour, c’est déjà une ouverture à la Grâce. Souvent on enfouit tout cela pour sauver la face, paraitre propre et sans tâche aux yeux du monde ; paraitre irréprochable, on se blinde, on se cache derrière son armure. En fait le Seigneur nous invite à entrer dans la reconnaissance, très humblement, de nos fragilités, de nos fêlures, de nos blessures dont on ne se remet pas, par peur de nos pauvretés souvent.
Et la Grâce va entrer chez nous par ces portes là. Et le jour où, un genou à terre, on peut dire : là j’ai mal, j’ai abîmé la vie en moi, en l’autre. Vient, par ta Grâce me relever, me guérir, réparer, redresser, me remettre dans la joie. Ce jour-là, la Grâce se déverse en nous profondément. La Grâce vient là où il y a de la place. Si l’on offre notre dé à coudre, le Seigneur déverse sa Grâce dans ce dé à coudre, si on lui offre un petit verre, il remplit ce petit verre, si on lui offre une piscine vide, il remplira cette piscine.
La Grâce remplit nos cœurs à la mesure de notre désir. La Grâce ne fait pas de bruit, elle transforme en profondeur. Comme la neige qui tombe sans bruit et qui recouvre tout d’un manteau blanc : c’est magnifique, tout est transformé. En un instant la Grâce transforme tout. La Grâce transforme notre propre regard sur nous-mêmes et sur les autres. La Grâce de Dieu me fait passer de la tête au cœur. C’est le plus grand voyage que l’homme et la femme puissent faire, il n’y a que trente centimètres en moyenne. Sortir de nos idées toutes faites, de nos préjugés, de nos manières de faire, sortir de nos questions, pour accueillir la Grâce au plus profond de notre cœur ; lâcher prise ; renoncer à nos arguments intelligents ; s’agenouiller dans notre âme. Reconnaître humblement que seul je ne peux rien, mais avec la Grâce je peux tout. Entrer dans la simplicité du cœur ; la Grâce va affiner nos sens spirituels ; me rendre attentif à la voix de l’Esprit ; me donner de voir avec les yeux de Dieu ; me parler la langue de Dieu ; entendre ses merveilles. La Grâce va nous permettre de sentir le passage de Dieu dans nos vies et dans la vie de nos frères et sœurs ; d’y trouver du goût. Plus mes sens s’affinent et plus je suis sensible au murmure de cette Grâce en moi et en l’autre. La Grâce peut nous surprendre : tout devient possible, même l’impossible, l’improbable, le miracle. Ce que je croyais perdu définitivement est maintenant réparable. Ce qui était brisé à jamais est retrouvé.
La Grâce peut me permettre de faire des choses absolument incroyables, que je n’aurais jamais imaginé : poser des choix incroyables, inconcevables tout seul. Parfois dans nos vies on se résout : ce pardon que l’on n’a jamais donné, est-il encore possible ou bien faut-il l’emporter dans la mort ? Alors la Grâce peut opérer des miracles. Le miracle du pardon est un beau miracle que la Grâce réalise en nous, si nous la laissons faire, sous deux conditions :
D’abord il nous faut consentir à être présent. « Être présent ici et maintenant », nous sommes souvent ailleurs, dans le passé ou dans le futur, dans une autre vie rêvée que j’imagine, que j’invente. Consentir à être là dans la vérité de ce que je suis aujourd’hui. Prendre acte avec humilité de l’endroit où je suis aujourd’hui, pas en surface, mais à l’intérieur, au fond du fond de moi-même. Être présent là, avec moi-même et avec des frères. C’est un sacré exercice spirituel : la Grâce ne se donne qu’à deux moments dans nos vies : « maintenant » et « à l’heure de notre mort ». Souvent, au « maintenant » nous ne sommes pas là ; la Grâce est là mais nous n’y sommes pas. Lorsque Jésus se présente il nous le dit « JE SUIS ». Et nous nous sommes tellement peu « je suis ». Souvent nous sommes « J’AI » ou « JE FAIS », beaucoup moins « Je suis ».
On peut vraiment repérer ces moments ou nous sommes vraiment présents à nous-mêmes. Présent à cet instant, présent à la Présence. Cette Présence devient une présence amoureuse. Être et non pas faire. « Consentir à être présent », c’est un difficile exercice : « ici et maintenant ».
Ensuite consentir à être un pauvre avec d’autres pauvres. La Grâce est une mise en relation, elle n’est jamais donnée à une personne seule. Elle se répercute nécessairement à l’autre, « Dieu donne en abondance pour que tous aient la vie ». Mais la Grâce nous rétablit dans nos relations, elle remet de l’huile dans les rouages, elle nous enseigne comment vivre avec nos frères dans la reconnaissance de notre manque d’ouverture. La Grâce jaillit de nos pauvretés réciproques. C’est comme un cadeau à recevoir à déballer et à goûter.
Vous connaissez l’histoire de Simone qui arrive au paradis ; Saint Pierre lui ouvre la porte et lui souhaite la bienvenue, ensuite il l’invite à aller voir Jésus. En chemin, Simone remarque dans de nombreux couloirs des cadeaux suspendus aux plafonds. Elle demande à Saint Pierre ce que représentent ces cadeaux : Saint Pierre lui répond que ce sont toutes les Grâces que personne n’a jamais réclamées. Alors une question demeure : savons-nous utiliser toutes les Grâces que le Seigneur nous envoie ? Savons-nous déballer les Grâces que le Seigneur nous envoie ? Ne sommes-nous pas des enfants trop gâtés de Grâces par le Seigneur ? La Grâce reçue se défend, elle se protège. Ne tombons pas dans l’ingratitude. Recevoir ce cadeau de Dieu et s’en servir, c’est notre mission. Ne la laissons pas pourrir dans un coin, ne la brandissons pas comme un trophée, ou un étendard. Faisons-la résonner avec toutes ses harmoniques. Restons dans cette joie, faisons-lui toujours plus de place. La Grâce donne sa mesure à notre mesure propre. Elle peut déverser en nous une eau vive pour que nous brulions de son feu.
Par exemple, nous sommes tous « des petits canaux de la Grâce ». La pression dans ce canal dépend de la force de l’eau et de la taille du canal. La force de l’eau c’est la force de l’Esprit Saint, n’en doutons pas ; alors la taille du canal dépend de nous. Ce pourrait être un pipi de chat qui sort, à la manière d’une source de montagne, quelques gouttes seulement. Mais la volonté du Seigneur ne va pas en ce sens, il souhaite élargir ce canal pour que son amour se déverse dans le monde autour de nous. Le Seigneur souhaite déployer sa puissance de vie. A chacun de nous de travailler à la taille de notre canal, et donc à la Grâce.
La Grâce est pour tous sans condition, sans CV, sans prérequis.
Deuxième partie
En détention tout a une résonnance. Il ne se passe tellement rien de la journée qu’une parole gentille d’un surveillant, un rayon de soleil qui entre dans la cellule, un oiseau qui se pose sur le bord, une fougère qui pousse entre les murs, une carte postale avec trois mots, l’infime a beaucoup de prix. Tout a du poids, le meilleur comme le pire. La personne détenue a le choix : ou de rester sous les couvertures, de dormir à coup de cachets pour oublier pour que le temps passe plus vite ; ou de rentrer en lui-même et d’accueillir le présent tel qu’il est, douloureux, lourd, incertain, vertigineux. Le premier pas c’est d’accueillir la vie dans ce présent si douloureux soit-il. Choisir de se lever le matin, en prison, est un acte héroïque parce qu’il n’y a rien à faire. Cet acte manifeste qu’on est encore un être vivant et que personne ne peut nous voler notre dîner.
L’arrivée en détention est souvent un choc brutal, violent. Elle met la personne dans un état de fragilité, de vulnérabilité, de nudité. Elle ne sait rien de ce qui va se passer, elle attend, mais elle ne sait pas ce qu’elle attend. Elle voudrait demander des choses mais elle ne sait pas à qui demander. Si elle demande, les surveillants lui répondent « qu’elle n’avait pas à être là ». C’est une violence inouïe. Toutes les belles images que la personne avait d’elle-même éclatent. La personne se retrouve en état de fragilité extrême. Lors d’un premier entretien, dans le cadre de l’aumônerie, nous accueillons ces hommes qui, comme des bouées de secours, ont demandé l’aumônier. Rarement pour cause de chrétienté, sans doute se rappellent-ils un souvenir de crucifix accroché à un mur par leur grand-mère, mais ils ne connaissent rien à rien. Ils demandent seulement de parler à quelqu’un. Et lorsqu’ils arrivent en entretien dans un tout petit parloir sordide (grand comme cette table) : ce sont des larmes qui viennent en premier. (Cela m’émeut). Ces brutes qui ont tué, volé, violé sont là comme des enfants dans un état d’extrême fragilité.
Cette fragilité manifestée par les larmes est déjà une ouverture à la Grâce. Un homme qui ose pleurer devant une femme, sans rien dire d’autre, c’est déjà une Grâce. Ensuite il faut beaucoup de temps pour consentir à la réalité de ce que j’ai fait. Un vieil aumônier m’avait dit un jour : « En prison, ce n’est pas compliqué, il n’y a que des innocents ». La dissimulation, le mensonge, le mensonge à soi-même, les alibis, ou encore « ce n’est pas de ma faute », tout cela empêche le travail de la Grâce. La Grâce ne peut opérer dans le cœur d’un détenu que lorsqu’il est en vérité avec ce qu’il a fait. « Oui c’est moi qui ai fait cela et j’en assume la responsabilité ».
A la maison d’arrêt on a mis en place le parcours « ALPHA ». Le parcours ALPHA existe en paroisse depuis une trentaine d’années en France. C’est un parcours de découverte de la foi chrétienne. Il se fait en paroisse en une dizaine de soirées, avec un week-end au milieu des 10 soirées. On y aborde les grandes questions de la foi chrétienne : quel est le sens de la vie ? Qui est Jésus ? Pourquoi Jésus est-il mort ? Comment lire la Bible ? Comment prier ? Le week-end est consacré à l’Esprit Saint. Dieu t’aime-t-il encore aujourd’hui ? Le mystère du mal ? Que faire de ma vie ? Ce parcours a été développé dans toutes les prisons anglo-saxonnes depuis trente ans. La traduction a été faite en 2016 dans les prisons françaises avec des enseignements plus courts. Dans notre prison on s’est saisis de cela pour lancer un parcours alpha sur 13 semaines. Puisqu’on ne peut pas faire de week-end, on le remplace par trois séances.
On commence par un petit temps convivial, différent aujourd’hui à cause du covid. En prison, il y a plus d’interactions qu’en paroisse où il est malvenu d’intervenir lors des conférences. Ensuite il y a un temps de questions, de remarques, de témoignages. Il n’y aucune question idiote. Et à la fin il y a une démarche. Le cœur du message Alpha est kérygmatique : « Jésus t’aime, toi personnellement, il n’aime pas en vrac. Il a donné sa vie sur la croix pour toi, pour que tu aies la vie en abondance. Il n’est pas venu pour te juger, mais pour te sauver ».
A Alpha, on a un très grand cœur rouge que l’on pose au sol. C’est le cœur de Dieu. Il répond à la démarche : pourquoi Jésus est-il mort pour nous ? A la fin on leur demande de faire une démarche vers ce cœur : ils écrivent sur un papier ce qui leur fait le plus honte dans leur vie. Dans le silence chacun écrit, et ensuite on leur fait déchirer en mille morceaux ce papier et ils vont le poser sur le cœur de Dieu. Ils engagent leur désir de déposer auprès de Dieu ce qui leur pèse.
Et au fur et à mesure de ces démarches, on voit des hommes qui se redressent ; ils regardent les autres quand ils parlent ; ils deviennent attentifs à ce que disent les autres. Petit à petit on les voit choisir la prière, choisir de lire la Bible. Le père Lataste disait : « les plus grands pécheurs, les plus grandes pécheresses ont en eux ce qui fait les plus grands saints ; qui sait s’ils ne le deviendront pas un jour ». Certains se mettent à prier de façon régulière, c’est édifiant. S’ils sont deux dans une même cellule : ils prient ensemble. On leur donne la revue « Magnificat » chaque mois.
Ils apprennent aussi le silence, éteindre la télé ou se servir de boules « Quiès ». Ceux qui ne savent pas écrire prennent le Magnificat et le recopient. Ils découvrent ce lieu d’intériorité, ce lieu de leur confiance, ce lieu inviolable où Dieu leur parle. Nelson Mandela disait : « Être et rester le capitaine de mon âme ». Ils découvrent ce lieu où, de nouveau, ils redeviennent capitaine de leur vie, tout redevient possible. C’est un enjeu majeur pour eux, mais aussi pour nous, pour chaque instant de nos vies.
Le parcours Alpha est soutenu par la prière intérieure et extérieure. C’est une chance pour nous les aumôniers – nous sommes trois – de nous retrouver chaque semaine dans la prière. C’est une Grâce pour nous tous. On partage avec les détenus ces intentions de prière que l’on porte dans les prisons. De cette façon on voit des hommes qui n’ont jamais pensé à quelqu’un d’autre qu’à eux-mêmes, prier fidèlement pour un enfant malade, pour un couple qui ne va pas bien, pour quelqu’un qui cherche du travail. Ensuite il nous faut donner des nouvelles sur les intentions partagées. Je leur ai dit que je venais ici aujourd’hui, alors ils prient pour nous tous.
Finalement la découverte de l’autre n’est pas vue sous l’angle « d’être un ennemi à abattre » mais « plutôt d’un appui sur le chemin de la vie, voire d’un guide ». Ceci les saisit profondément. Cela bouscule beaucoup d’idées préconçues : la parole en prison est très pudique, parce qu’ils ne savent jamais ce que l’on va faire de leur parole. Ils découvrent, par la prière, une fraternité où leur parole ne sera pas exploitée à leurs dépens. Cette relation à la fraternité les transforme au plus profond d’eux-mêmes, et transforme aussi leurs relations avec les autres.
C’est une grande Grâce lorsqu’un détenu demande la prière des frères : « Pouvez-vous prier pour moi, parce que je rencontre le Juge mardi ». Ou à la fin de la messe : « Est-ce que tu peux prier pour moi, pour telle ou telle chose ». Ils sentent que la prière c’est « ensemble », on est fort ensemble. Ce vieil homme, par exemple, témoigne comment cette fraternité à été décisive dans son chemin de foi. Il savait qu’il terminerait ses jours en prison et qu’il mourrait seul. Il disait : « Je n’ai plus aucun contact avec l’extérieur ». Depuis quatre ans il n’avait plus de parloir, ni de lettres, encore moins de téléphone. Il avait tout perdu, sa famille, ses amis, sa femme, ses enfants. « Mais j’ai trouvé ici des frères et une sœur ». Et cela lui donnait la joie, par exemple de se lever le matin.
Ce parcours Alpha permet aussi de découvrir la puissance de l’Esprit Saint. La puissance de la Grâce. Une puissance qui agit, qui guérit et console. L’Esprit Saint devient leur ami, leur compagnon, celui qu’ils appellent « Dès le matin ».
Je pense à Jean-Baptiste ; il avait une maladie, dite de Verneuil, des kystes suppurent dans les plis du corps. C’est une maladie très pénible, qui donne de la fièvre en cas de poussée inflammatoire. Il faut opérer pour retirer tous ces kystes très régulièrement. Son rendez-vous avec le chirurgien coïncidait avec son début d’incarcération, donc il n’avait pas pu y aller. Et depuis 18 mois il attendait un nouveau rendez-vous, en se débrouillant comme il pouvait.
La séance Alpha portait sur : Dieu guérit-il aujourd’hui ? Et à la fin je pose la question : est-ce que certains d’entre vous souhaitent demander la prière pour une guérison ? Et Jean Baptiste se lève, d’un bond il est devant moi : « Moi, je veux être guéri ». J’ai eu un moment de grande solitude, et j’ai demandé à l’assemblée de prier pour Jean-Baptiste. Alors on a prié. Je vacillais toujours un peu. Jean-Baptiste est reparti tout heureux dans sa cellule, peut-être a-t-il reçu une effusion de l’Esprit à cet instant, je me suis dit que s’il recevait ce cadeau c’était déjà bien.
Il est revenu la semaine suivante, il nous montre ses aisselles : il n’y avait plus rien. Le lendemain il reçoit la consigne de passer à l’infirmerie. Le docteur lui a obtenu un rendez-vous pour aller se faire soigner à l’hôpital. Jean-Baptiste lui dit : « ce n’est pas la peine », regardez, je n’ai plus rien. Le docteur ne comprend pas. Et Jean-Baptiste de répondre : « La prière est plus grande que votre médecine ». Plus tard Jean-Baptiste, lors d’une promenade, proposa à un autre détenu qui se plaignait auprès de lui : « Veux-tu que je prie pour toi », et il posait les mains sur lui. Il était un vrai témoin de cette puissance de l’Esprit.
La Grâce circule aussi entre les cellules : un jour, un chef surveillant vient me voir : « J’ai quelque chose à vous demander ». Je suis surprise. « Venez me voir au bureau ». Il vient. « Ne le dites à personne, je veux que vous me donniez une croix. » De là est née une amitié avec cet homme.
Il faut savoir que dans le parcours Alpha, lorsque les hommes ont passé un cap, ils veulent signifier leur attachement à Jésus en portant une croix. C’est aussi une occasion que nous leur offrons, pendant une Eucharistie, de dire pourquoi ils portent cette croix. Un homme nous a dit un jour : « Je veux porter la croix pour que toi, Jésus, tu me portes. ». La Grâce circule donc, Elle ne rejoint pas ceux qui se sentent dignes, mais elle rend la dignité à ceux qu’elle rejoint quand on ouvre notre porte.
La Grâce est fragile en prison. Elle est souvent fragile pour nous aussi. « Faire confiance, jour après jour, à la Grâce de Dieu, croire que le Seigneur s’occupe de nous pour toute chose » C’est un exercice spirituel qui ne tient qu’à un fil. Un rien nous fait perdre le cap, nous décourage, nous fait perdre pied, nous met les pieds dans le tapis sans savoir comment se relever.
Nous sommes profondément solidaires dedans et dehors. Quelques soient nos prisons, solidaires dans nos œuvres de mort, mais solidaires aussi dans notre détermination à choisir la vie. Notre enjeu, pour nous qui sommes dehors c’est de tenir cette ouverture à la Grâce, de désirer rester ouverts à la Grâce, pour que dedans, ces hommes et ces femmes puissent ouvrir grands leurs cœurs. Je crois profondément à cette solidarité entre nous. La Grâce de Dieu se tient à la porte de nos cœurs, elle frappe délicatement à la porte. Elle ne frappe pas avec fracas. Toutes les portes parlent dans une prison, qu’elles soient ouvertes ou fermées. Mais la Grâce est toujours présente où que nous soyons, qui que nous soyons et quoique nous ayons fait. Avec cette certitude que la Grâce peut toujours davantage. Amen.
[1] Œuvres en prose, 1909-1914, Charles Péguy, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1397 de Charles Péguy