Lorsque des personnes vivant avec une déficience intellectuelle et un trouble grave du comportement se retrouvent en prison, cela ne se passe pas bien du tout. A Montréal, à leur sortie de détention, l’État n’a nulle part où loger les cas lourds, révèle l’enquête de deux journalistes québécoises. Le fait qu’elles soient sous la responsabilité du Curateur public du Québec (CPQ) n’y change rien.
Les journalistes Caroline TOUZIN et Katia GAGNON nous font découvrir la vie de misère de ces malheureux dans l’enquête exceptionnelle publiée par le quotidien La Presse. Ils seraient plus d’une centaine au Québec.
La législation est différente en France, mais la situation de ces malheureux n’y est probablement pas meilleure, alternant les séquences en prison/quartier de haute sécurité en hôpital psychiatrique/rue.
Déficient intellectuel, Jean-François* a été envoyé « au trou » après s’être frappé à répétition la tête sur un mur de sa cellule.
Le trentenaire y est resté 24 heures. Sans ses vêtements.
À son retour en cellule, « il était très angoissé et en colère », raconte l’une de ses proches, Diane Dion, à qui il a téléphoné à son retour en cellule. Il répétait qu’il avait eu très froid. Il ne comprenait pas pourquoi il s’était retrouvé là.
En plus de sa déficience, Jean-François a un trouble de personnalité limite, un TDAH et une dysphasie sévères.
Cela s’est passé juste avant les Fêtes au centre de détention de Rivière-des-Prairies, à Montréal.
« Jean-François est difficile, certes, mais il est différent et vulnérable. Sa place n’est pas en prison », plaide Mme Dion. Encore moins « au trou », isolé et apeuré, ajoute-t-elle.
Jean-François est sous curatelle publique depuis 2011. Mme Dion a cru qu’en le plaçant sous la protection du Curateur public du Québec (CPQ), un filet social allait se tisser autour de lui.
« On pensait vraiment que c’était pour l’aider », lâche-t-elle, découragée. Or, la situation de Jean-François est plus précaire que jamais.
Récemment, La Presse a révélé qu’une cinquantaine de bénéficiaires qui sont sous la protection du CPQ vivent dans la rue, plusieurs depuis des années.
Et certains de ces pupilles qui vivent avec une déficience intellectuelle ou sont atteints de problèmes de santé mentale atterrissent en détention, où ils ne reçoivent ni le soutien ni les services requis, dévoilent les deux journalistes dans leur enquête sur le CPQ.
Une quarantaine de personnes représentées par le CPQ sont détenues actuellement, selon sa porte-parole Nathalie Gilbert.
Pire encore, à Montréal, aucun hébergement hautement sécuritaire n’existe pour accueillir ces gens vulnérables à leur sortie de détention et c’est pourquoi ils deviennent sans-abri, a découvert La Presse. Un projet a été rejeté par Québec et un autre a été « mis sur la glace ».
Un « vide absolu »
Avocate au bureau de l’aide juridique à Montréal, Me Catherine Lapointe a beaucoup de clients sous curatelle publique. Ils ont une déficience intellectuelle ou une maladie mentale et un trouble grave de comportement.
Ce sont des gens extrêmement vulnérables qui peuvent aussi être très dangereux lorsqu’ils ne sont pas encadrés ni soignés. « Ceux que vous voyez aux nouvelles pour des agressions gratuites dans la rue ou dans le métro », souligne l’avocate.
« Leur place n’est pas en prison », insiste Me Catherine Lapointe, avocate au bureau de l’aide juridique à Montréal, qui œuvre dans le Programme d’accompagnement justice santé mentale de la cour municipale de la métropole.
Sur le plan clinique, ça ne donne pas grand-chose, la réclusion pour ces gens-là, mais il n’y a rien d’autre. On est devant un vide absolu et on le crie depuis longtemps.
Chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), Guillaume Ouellet dénonce un certain fatalisme. « Tout le monde est désabusé par la situation, constate celui qui est aussi professeur associé à l’École de travail social de l’UQAM. J’ai travaillé avec des policiers, des avocats, des agents de probation, des travailleurs sociaux. Tout le monde trouve cela déplorable qu’ils atterrissent en détention, mais c’est comme si le système roulait sur lui-même. »
En milieu carcéral, contrairement à certaines conceptions, la déficience intellectuelle est la plupart du temps repérée et connue des intervenants. Il n’existe toutefois pas de programmes spécifiques adaptés à leurs besoins particuliers dans les prisons provinciales, rapporte la Société québécoise de la déficience intellectuelle en se basant sur des travaux du professeur Ouellet.
Pas de services adaptés
Des personnes inaptes atterrissent donc derrière les barreaux où elles ne reçoivent pas de services adaptés à leurs besoins. « Leur passage en détention est très, très difficile », confirme le président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec, Mathieu Lavoie.
Non seulement cette clientèle ne reçoit pas de services adaptés, mais il est « impossible de lui offrir l’encadrement serré dont elle a besoin », ajoute M. Lavoie, en raison d’un problème de sous-effectif aggravé par la pandémie. Les agents sont-ils assez formés pour travailler auprès de ces détenus vulnérables ? « La formation, c’est toujours ce qui est coupé en premier », lâche le président syndical.
Et lorsque ces personnes vulnérables sortent de détention, certaines se retrouvent à la rue, faute de ressources d’hébergement prêtes à les recevoir. Le CPQ a pourtant comme responsabilité de s’assurer que ses pupilles vivent dans un milieu de vie sûr.
Le rôle du curateur délégué est de communiquer avec l’intervenant psychosocial de la personne « afin qu’un milieu de vie répondant à ses besoins soit trouvé » à sa sortie de prison, indique la porte-parole du CPQ, Nathalie Gilbert. Le curateur délégué est celui qui prend en charge concrètement des cas de bénéficiaires au nom du CPQ.
Toutefois, si la personne représentée par le CPQ est apte à consentir à son hébergement et qu’elle refuse les options d’hébergement qui lui sont proposées, elle possède la capacité juridique de le faire malgré la présence du régime de protection, précise-t-elle. « Dans ces situations, le curateur délégué tentera, avec ses collaborateurs du réseau de la santé et des services sociaux, de mettre en place un filet de sécurité », explique Mme Gilbert.
Pupilles de l’État rejetés partout
« Le lien se fait très difficilement entre le ministère de la Sécurité publique et le réseau de la santé. On sent qu’il y a une réticence à accueillir ces gens-là dans les ressources en réadaptation. On nous dit qu’elles ne sont pas équipées pour les recevoir, décrit pour sa part le chercheur Guillaume Ouellet. Parfois, on nous répond carrément : c’est plus un profil de sans-abri. Alors quoi, l’option, c’est de les réinsérer dans la rue ? »
Les hôpitaux psychiatriques ne les gardent pas, explique l’avocate de l’aide juridique Me Lapointe, parce que ces pupilles de l’État n’ont pas besoin de soins constants. Mais ils ont besoin d’un cadre sécuritaire parce qu’ils peuvent être dangereux.
En plus de l’histoire de Jean-François, La Presse a documenté deux autres cas – ceux de Jonathan et de Jacques – que nous vous présentons dans l’onglet suivant.
« Tout le monde profite de lui »
Se faire tuer dans la rue ou en prison.
C’est ce que Mme Dion redoute par-dessus tout pour Jean-François.
Le trentenaire n’en est pas à son premier séjour en détention.
Depuis sa majorité, il accumule les courtes peines pour toutes sortes de petits délits et de non-respect des conditions de probation.
Il veut tellement se faire des amis. Si quelqu’un lui dit : “Vole une sacoche”, il va le faire pour se sentir aimé.
En prison, tout le monde profite de lui. Il se retrouve souvent à l’infirmerie ou en isolement.
La dernière fois, quand le trentenaire s’est retrouvé au « trou » pour s’être cogné la tête contre un mur, il était en détention préventive pour des histoires de voies de fait. Il aurait fermé une porte sur le bras d’une intervenante lors d’un séjour dans un institut psychiatrique.
Et il s’en serait pris à sa conjointe – qui vit aussi avec une maladie mentale. Leur relation est compliquée. « Si elle ne prend pas ses médicaments, elle se retrouve en ambulance ou pieds nus dehors l’hiver. Jean-François crie après elle. Il veut tellement la protéger qu’il en fait trop», raconte Mme Dion. Il dit toujours : “Je n’ai rien fait. Je n’ai pas voulu lui faire mal. C’est ma chérie d’amour.” »
Jean-François a été libéré récemment sous des conditions strictes, dont celle de consulter un psychiatre.
« Comment voulez-vous qu’il respecte ses conditions ? demande Mme Dion. Il n’a pas de travailleur social, pas de médecin, encore moins un psychiatre. Rien. Juste sa curatrice. »
Après avoir vécu les deux dernières années dans la rue, le couple a récemment emménagé dans une chambre avec des punaises de lit. Le corps de Jean-François est couvert de piqûres et ses plaies sont en train de s’infecter. La salle de bains commune est « dégueulasse », décrit-elle. Il y a un cuisinier le jour et un concierge de nuit. Aucun soutien social. C’est sa curatrice qui lui a trouvé l’endroit.
Mme Dion pleure en décrivant l’état des lieux. Elle ne blâme pas le travail de la curatrice déléguée, mais tout un système dont le CPQ fait partie. S’il ne respecte pas ses conditions, Jean-François s’enfoncera davantage. Ce sera le retour derrière les barreaux.
« C’est toujours inquiétude après inquiétude après inquiétude. »
Pour des personnes inaptes, un passage en détention, « c’est très violent et dommageable », confirme Guillaume Ouellet, du CREMIS. « Le classique : le détenu se ramasse flambant nu parce qu’il a échangé son linge contre des cigarettes. Il se fait frapper. Exploiter sexuellement, résume le chercheur. Après ça, quand il sort, tout ça fait partie de sa nouvelle réalité et il aura tendance à reproduire les agressions subies en détention. »
* Tous les prénoms des gens sous curatelle sont des noms d’emprunt, puisque nous n’avons pas le droit d’identifier des pupilles du Curateur public, qui sont jugés incapables de consentir à une entrevue avec un journaliste.
LE CURATEUR PUBLIC AU QUEBEC, C’EST QUOI ?
Le Curateur public, un organisme créé il y a plus de 75 ans, supervise les dossiers de 40 000 personnes au Québec. Dans la plupart des cas, les bénéficiaires sont sous le coup d’un régime privé, auquel cas ce sont des membres de la famille qui s’occupent de leur situation, avec l’appui occasionnel du Curateur public. S’il n’y a plus de famille prête à assumer cette charge, le dossier revient au Curateur public. Environ 13 000 personnes au Québec se retrouvent sous curatelle ou sous tutelle publique. Le Curateur peut être amené à administrer seulement les biens d’un bénéficiaire, jugé incapable de gérer son argent, par exemple. Si le cas est plus lourd, le Curateur peut être amené à prendre la totalité des décisions qui concernent sa personne.
L’incarcération ou la mort
Portraits de deux autres cas.
Jonathan, 29 ans
Jonathan est un « enfant de la DPJ » devenu un adulte inapte. Sans famille, le jeune homme déficient intellectuel est sous curatelle publique. Il a un grave trouble de comportement.
Cet hiver, il a été détenu à l’Établissement de Montréal (communément appelé Bordeaux) pour avoir commis des voies de fait sur des intervenants de sa ressource d’hébergement.
Le 4 février dernier, Jonathan devait plaider coupable et sortir de prison.
Mais cela ne s’est pas du tout passé ainsi, faute d’un endroit sûr pour l’accueillir.
L’homme dans la vingtaine avait pourtant purgé l’équivalent d’une soixantaine de jours de détention, soit la durée de la peine que la poursuite – en accord avec la défense – entendait recommander au tribunal.
Son centre de réadaptation en déficience intellectuelle n’est pas parvenu à lui trouver un toit. Sa curatrice déléguée, non plus. Son niveau de dangerosité serait trop élevé pour les ressources d’hébergement du réseau de la santé montréalais.
Jonathan est doux comme un agneau, mais quand il tombe en crise, il attaque les intervenants, raconte son avocate, Me Catherine Lapointe.
Malgré sa bonne volonté, la curatrice déléguée de Jonathan n’a aucun outil, aucun moyen, aucun pouvoir, déplore l’avocate du Programme d’accompagnement justice santé mentale de la cour municipale de la métropole.
Jonathan a passé plus de temps en détention préventive que ce que vaut son délit. Un non-sens pour son avocate. Mais « s’il plaidait coupable, il allait se retrouver à la rue et possiblement se faire tuer », affirme-t-elle. « Il est trop vulnérable. Je ne pouvais pas prendre ce risque-là. »
Il a finalement été envoyé dans un hôpital psychiatrique en attendant qu’une ressource accepte de l’accueillir. Son sort est en suspens.
Jacques, 65 ans
Jacques a des troubles neurocognitifs graves. L’homme de 65 ans – à qui on en donnerait 20 de plus – vit dans la rue.
Quand il consomme du speed, il se masturbe en public. Il est très souvent arrêté par la police. Même s’il a été placé sous la responsabilité du Curateur public du Québec car il est jugé inapte, il multiplie les allers-retours entre la prison et la rue.
Plus tôt durant la crise sanitaire, l’hiver dernier, le tribunal a prononcé une ordonnance de soins et d’hébergement. Il aurait dû atterrir dans un hôpital psychiatrique ou une ressource spécialisée.
Mais encore une fois, aucune ressource n’était en mesure de l’accueillir. Il a été envoyé à l’auberge de la Place Dupuis qui servait alors de refuge temporaire pour les sans-abri « en attente d’un hébergement plus sécuritaire ».
Un jour, Jacques est sorti quêter dans la rue en face de la Place Dupuis. Il s’est fait happer par une auto. Il a failli y passer. « Imaginez s’il était mort », lance l’avocate de l’aide juridique Me Catherine Lapointe, découragée.
Pas d’hébergement adapté à Montréal
Québec a refusé un projet d’hébergement. Un autre n’a jamais vu le jour en raison de la pandémie. Si bien qu’à leur sortie de prison, des personnes sous curatelle qui vivent avec une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme et un trouble très grave du comportement n’ont nulle part où aller, a découvert La Presse.
« Il n’y a pas actuellement à Montréal d’hébergement hautement sécuritaire pour les personnes DI-TSA ayant un trouble très grave du comportement et d’autres diagnostics associés (santé mentale, dépendance, délinquance sexuelle, etc.) », confirme l’attachée de presse du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Jocelyne Boudreault.
Le manque d’hébergement adapté pour ces personnes est « bien réel », souligne l’attachée de presse, reconnaissant dans la foulée que certains usagers des services du CIUSSS « pourraient malheureusement se retrouver dans le réseau de l’itinérance ».
Le CIUSSS avait ciblé un terrain à proximité du centre jeunesse de Cité-des-Prairies pour la construction d’une ressource permanente destinée à cette clientèle. Le projet a été soumis à la Société québécoise des infrastructures, organisme chargé d’analyser tous les projets d’infrastructures publics.
« Nous souhaitions ardemment que ce projet soit intégré au Plan des infrastructures du Québec 2020-2025. Malheureusement, ce projet n’a pas été retenu au plan quinquennal », indique l’attachée de presse du CIUSSS. D’autres projets ont été soumis au ministère de la Santé ; « nous en étudions conjointement la faisabilité », ajoute-t-elle.
Projet sur la glace
Par ailleurs, l’Institut Philippe-Pinel devait héberger huit usagers correspondant à ce profil pendant une période de trois ans, durée prévue du contrat avec ce même CIUSSS. Or, la pandémie est arrivée et le projet a été mis sur la glace, précise l’attachée de presse.
En raison du manque criant de places, une ressource d’accompagnement continu (RAC) de la métropole – la RAC Beaurivage – a été forcée d’aménager une place pour un homme sous curatelle avec un grave trouble de comportement au sous-sol de son bâtiment. Or, l’endroit est un ancien poste de police. « C’est correct si c’est temporaire, mais ça reste le sous-sol d’un ancien poste de police », nous souligne une source.
La RAC Beaurivage – qui a quatre places – accueille majoritairement des usagers ayant une déficience physique avec un trouble grave du comportement, selon le CIUSSS. « [Toutefois], ce milieu sécuritaire nous permet d’aménager un espace additionnel au sous-sol pour des usagers présentant un profil plus complexe et un plus grand niveau de dangerosité, explique Mme Boudreault. Au besoin, nous prévoyons des mesures de sécurité additionnelles. »
Inaptes et aptes à la fois
Comment des gens vulnérables peuvent-ils être jugés inaptes au civil mais aptes à répondre de leurs actes devant la justice criminelle ?
« On les dit inaptes au civil. Mais quand ils arrivent à la cour, ils [sont considérés] comme aptes à subir leur procès parce qu’ils répondent qu’ils comprennent de quoi ils sont accusés et ils peuvent minimalement communiquer avec un avocat. Ce sont deux types d’inaptitudes qui ne relèvent pas du tout des mêmes critères », explique le chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté Guillaume Ouellet.
Dans ses travaux, le chercheur a lui-même observé des cas où les accusés se sont incriminés avant même de savoir de quoi ils étaient inculpés.
Quand ils sont judiciarisés, le classique, c’est qu’ils s’incriminent. « J’ai assisté à ça en cour municipale, raconte le chercheur. Le juge lit l’article de loi en disant juste le code. La personne dit : coupable. On sort du tribunal et elle me dit : “Je ne sais pas trop c’était quoi, l’affaire”, et elle se ramasse avec 800 $ d’amende et deux jours de détention à faire. »
Pour les « petits délits », l’accusé ne sera pas envoyé à l’Institut Philippe-Pinel pour une évaluation de son aptitude ou de sa responsabilité criminelle. « La plupart du temps, sur des petits délits, le Curateur n’est même pas dans le coup », note celui qui est aussi professeur associé à l’École de travail social de l’UQAM.
Source : La Presse le 15/3/2022
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