Frère Benoît Dubigeon, franciscain, témoigne de son activité d’aumônier de détenus à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne)
« En chaque détenu, je cherche la face lumineuse »
Interview par Florence Chatel,
F.C: Dans l’Évangile de ce deuxième dimanche de l’Avent, la parole de Dieu est adressée à Jean Baptiste dans le désert. Pourquoi Dieu parle-t-il dans le désert ?
Frère Benoît Dubigeon : Dans le désert, nous sommes dépouillés si bien que nous allons à l’essentiel. Cela nous donne une oreille et un cœur attentifs pour écouter profondément. Je fais cette expérience quand je vais à Fleury-Mérogis (Essonne), la plus grande maison d’arrêt d’Europe, où je suis aumônier depuis huit ans. La prison est un désert où les détenus sont privés de tout : leur dignité, leurs relations, leur famille et leur travail. J’accompagne des hommes condamnés à des courtes peines, entre trois et dix-huit mois, pour des délits, des vols, des violences conjugales pour les plus âgés… Beaucoup sont tombés dans une dépendance à la drogue ou à l’alcool. Depuis le mois de juillet, je vais voir également des mineurs âgés de 15 ans et plus. Ceux que j’ai pu rencontrer ont manqué d’un père dans leur vie ; ce qui est un autre désert. Ils sont dans un cercle infernal : placement dans des familles d’accueil, fugues à répétition, vol, toxicomanie.
Voyez-vous d’autres déserts dans notre société ?
B. D. : Le manque d’intériorité. Nous sommes tellement affairés, distraits, que nous restons à la superficie de nous-mêmes. Nous voulons tout, immédiatement, et nous en devenons violents. Cette course effrénée nous empêche d’être des frères avec les autres et avec le loup qui habite en nous. Ce loup, ce sont les forces vitales mal orientées. Il ne s’agit pas de les éliminer, mais de les convertir de telle sorte qu’au lieu de nous détruire, elles soient au service de la vie. C’est le sens de la rencontre de saint François d’Assise avec le loup de Gubbio, un tyran. François va vers lui et il demande aux habitants terrorisés de le nourrir car la faim est la cause de sa violence. Identifier ce frère loup suppose de descendre en moi, de faire silence, de nommer mes démons.
Durant des années, j’ai recherché le perfectionnisme. Je voulais devenir saint, « un mec bien » grâce à mes mérites. Ce volontarisme m’a épuisé. J’ai compris que ma vie est de me centrer sur le Christ, ce qui a pour effet de me décentrer de moi-même, pour me concentrer sur le service des autres. Parce que je me centre sur le Christ, « mon cher moi » – j’aime cette expression de saint François – occupe sa juste place. Je n’aurais pas pu devenir aumônier de prison à 30 ans car je n’avais pas cerné les contours de ma personnalité, de mon histoire, de mes blessures. Je n’avais pas encore fait l’expérience d’être pardonné de mes mérites.
Comment accompagnez- vous les détenus qui en font la demande ?
B. D. : Mon rôle est de les engendrer à une vie positive, de chercher la face lumineuse en chacun, un peu comme un orpailleur remue des tonnes de sable pour trouver une once d’or. J’ai accompagné des personnes en attente de jugement parfois pendant plusieurs années. Nous pouvions travailler sur le déni, la culpabilité, le pardon, tout ce qui se passe dans le cœur d’un homme lorsqu’il a commis des actes graves. La plus belle confession que j’ai reçue est celle d’un homme qui avait tué avec acte de barbarie. Elle a pu avoir lieu au terme d’un long parcours avec lui. En revanche, avec les détenus condamnés à de courtes peines, tout se passe de manière condensée. Ces hommes ont besoin de rencontrer une personne qui leur permette de nommer ce dont ils souffrent et leur montre qu’ils ne sont pas condamnés à répéter ce qu’ils ont vécu. Il faut qu’une parole leur parvienne au cœur et les fasse se lever : « Cela ne m’intéresse pas de savoir ce que tu as fait. Va, vis et deviens qui tu es. »
Le prophète annonce : « Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, les chemins rocailleux seront aplanis. » Quels sont ces montagnes, ravins, passages tortueux ?
B. D. : Ce sont les montagnes d’orgueil. Quand un gars est arrêté dans sa course folle à l’argent facile, à la toute-puissance, la détention va abaisser ces montagnes. Descendre en soi a également cet effet. Suis-je capable de faire acte d’humilité pour revenir à ma vraie valeur, rien que ce que je suis, tout ce que je suis ? Les ravins sont les dépendances à la drogue, à l’alcool, à l’activisme… Ce sont des trous sans fond. Plus on les remplit, plus ils se creusent. Une fête trop arrosée, un accident de voiture dans lequel on tue quelqu’un, et c’est la prison… L’Avent est un temps pour prendre conscience que ces addictions ne peuvent pas nous combler. De quoi ai-je besoin ? Quelle va être ma vraie nourriture ? En prison, je suis amené, comme Jean Baptiste, à préparer « les chemins du Seigneur »et mes frères détenus m’aident à le faire pour moi-même. En dehors de la prison, je rencontre des personnes toxiques qui polluent ma vie et mes nuits. Les détenus qui vivent dans des conditions bien plus difficiles que les miennes m’aident à ne pas les juger, à ne pas les haïr, mais à essayer de les apprivoiser. Ils m’apprennent à lire la parole de Dieu qui est vitale pour moi. Je commence toujours ma journée par une heure de méditation.
De quelle manière entendent-ils la parole de Dieu ?
B. D. :Un jour, en arrivant devant la cellule d’un détenu, j’entends cogner très fortement. Intérieurement je trace le signe de la croix, je frappe, j’ouvre la cellule et je vois un homme de 35 ans en train de se taper la tête contre les murs. Il commence à me raconter son histoire de souffrance : frappé, violé dans l’enfance, placé dans des maisons d’accueil. Après l’avoir écouté pendant quarante-cinq minutes, je lui propose de lire le psaume 87 : « Malheureux, frappé à mort depuis l’enfance, je n’en peux plus d’endurer tes fléaux ; sur moi, ont déferlé tes orages : tes effrois m’ont réduit au silence. Ils me cernent comme l’eau tout le jour, ensemble ils se referment sur moi. Tu éloignes de moi amis et familiers ; ma compagne, c’est la ténèbre »(16-19). Cet homme le lit puis il me dit : « Ça, c’est moi. » À la fin de notre rencontre, je lui ai dit : « Vous pouvez continuer de vous taper la tête contre le mur, mais il ne vous répondra jamais. Tapez-vous la tête contre Dieu. Dites-lui toute votre colère, toute la souffrance de votre vie, et Dieu vous répondra, peut-être à travers ma visite ou à travers un codétenu qui vous donnera une cigarette » – en prison, ces paroles valent de l’or.
Le passage de l’Évangile se termine par «Tout être verra le salut de Dieu». Qu’est-ce que cela veut dire ?
B. D. : Après cette première rencontre, je suis allé rendre visite à cet homme chaque semaine. Un jour, je ne l’ai pas reconnu tellement il avait changé. Le salut, c’est de retrouver son vrai visage, de redevenir un vivant. À chaque fois que je vois des détenus tolérants avec leur codétenu qui ne se lave pas et sent mauvais, à chaque fois que je les vois lui donner une cigarette ou un coup de main, je vois le salut de Dieu. Je sais qu’une fois sortis de prison, beaucoup hélas reviennent à leurs vieux démons. Pourtant, je continue d’espérer en l’homme et de croire qu’il garde sa dignité de fils de Dieu quoi qu’il ait fait. C’est cela qui est lumineux dans mon ministère. Il m’aide aussi à m’accueillir comme un fils de Dieu, malgré les ténèbres de mon cœur. Je dis souvent aux détenus : « Vous pourriez être à ma place, et moi, à la vôtre. »Nous partageons la même humanité. L’Avent est un temps pour faire de la place et accueillir en soi la bonté et la paix de Dieu. « Fais-toi capacité, et je me ferai torrent en toi », a dit le Christ à sainte Catherine de Sienne. Indépendamment de ton péché ou de tes mérites, fais-toi réceptacle, maison, demeure de Dieu.
Source : La Croix du 3/12/2021