Lors d’un week-end du Bon Larron, Mgr Dubost a parlé de l’importance de la correspondance pour les détenus.
Vous me demandez d’approfondir l’utilité et la beauté de l’apostolat par la correspondance.
Je ne le pratique pas… au moins pas régulièrement, même si j’entretiens une correspondance avec certains prisonniers… que je vois ou que j’ai vus.
Vous le pratiquez, et donc vous seriez plus à même que moi d’en parler.
Cela dit, je suis ici… et vous me permettrez quelques réflexions.
Prisonniers :
Je n’aime pas les mots qui désignent un ensemble de personnes. Certes, toutes les personnes incarcérées sont des prisonniers, mais il suffit d’aller une seule fois en prison pour voir l’extrême variété de ceux qui s’y trouvent.
Parler des prisonniers « en général » peut conduire à des « généralités » trompeuses, voire à du « racisme »… on ne peut pas parler des prisonniers comme on ne peut pas parler des Juifs, des jeunes, des chrétiens sans un risque majeur de se tromper.
Il faut donc parler des personnes.
Et Dieu sait qu’elles sont différentes !
Les « mules » qui transportent de la drogue en provenance d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Europe centrale, qui, généralement, sont victimes d’une personne qui les a aidées à subvenir aux besoins de leurs enfants -qu’elles risquent de ne plus voir parce qu’elles sont emprisonnées- sont des personnes totalement isolées, ne serait-ce que parce que personne ne vient les visiter et qu’elles ne parlent pas français.
Les prisonniers pour des délits sexuels sont évidemment tout à fait différents et, même si certains refusent d’accepter leur culpabilité, ils sont marqués par la réprobation générale et certains par la honte.
Une partie des prisonniers sont des personnes marquées par des troubles psychiques, tandis que d’autres -quelquefois les mêmes- n’ont jamais été socialisées.
A Fleury-Mérogis, je suis frappé par la différence des cultures qui marquent chacun.
Un sociologue Français (Ph. d’Iribarne) a défini la culture comme ce « qui cristallise sous des formes sociales les peurs fondamentales d’un groupe humain et propose des messages de salut (connaissance et pratique) pour les exorciser. »
Ainsi, pour un Indien, la peur fondamentale est celle de la souillure, pour l’Américain des U. S. A., celle de la perte du contrôle et de la maîtrise de soi-même, pour le Camerounais celle des complots, pour un Mexicain la perte de l’aide des autres, pour un Français celle de sa dignité et de son honneur.
Il est évident que la réconciliation des personnes avec elles-mêmes ne peut pas être énoncée de la même manière pour toutes.
Il faudrait aussi parler des différentes d’âge, de niveau d’étude, de statut pénitentiaire (il y a une grande différence entre le prévenu qui attend dans l’incertitude, voire dans l’angoisse de son procès… et le condamné… comme il y a une grande différence entre des condamnés à des peines relativement courtes et ceux condamnés à des peines longues).
Je ne parle pas non plus des problèmes de santé, des problèmes familiaux, des conditions d’incarcération, des besoins affectifs…
Bref, je suis incapable de parler des prisonniers en général.
Ecrire
Là encore, il y a matière à réflexion.
Très rapidement, la lettre change de signification dans notre civilisation.
_Il est évident qu’une partie importante des personnes incarcérées n’a pas une maîtrise suffisante de l’écriture pour pouvoir entretenir une correspondance et ne pas avoir une certaine honte à montrer son ignorance.
Evidemment… il nous faut parler des autres.
Les autres -comme tout un chacun- sont immergées dans un monde de l’image, du message rapide… et de l’abondance de l’information. La plupart écoutent la radio et regardent la télévision.
Même dans leur solitude, ils sont submergés de messages.
Et ceci les rend (heureusement) critiques, acteurs de leur réception. Ils jaugent et jugent ce qu’ils reçoivent.
Ils le jaugent et jugent en fonction -là encore comme tout le monde- des besoins qu’ils ressentent.
Ces besoins sont relativement simples à énoncer : ils ont besoin d’estime (de respect), de justice et d’espoir.
Ou, pour dire les choses autrement, les pauvres sont ceux dont personne n’a besoin… et beaucoup de prisonniers se sentent pauvres et bafoués dans leur dignité parce que personne n’a besoin d’eux et qu’ils sont considérés comme des personnes à aider, à soutenir, à punir, à écarter… mais rarement comme des personnes qui ont quelque chose à apporter à l’autre.
Ils ont besoin -comme chacun- d’entrer en communication, mais en communication où ils soient acteurs, où ils apportent quelque chose à l’autre.
Ils sont prêts à communiquer pour partager.
Certes, lorsque la solitude est forte, ils peuvent se laisser séduire par des gens qui veulent les convaincre, mais cela sera superficiel et peut même les renforcer dans leur solitude.
Il est vrai qu’avoir une lettre quand on est seul est important, symboliquement important… mais le symbole peut être profondément blessant s’il n’y a pas un échange véritable. Un échange qui ose affronter la difficulté de communiquer entre deux personnes de monde, de culture, d’âge, de préoccupations différents.
L’enjeu de toute écriture aujourd’hui est d’établir une véritable communication dans un monde où elle est, paradoxalement, de plus en plus difficile.
Il ne faut pas oublier l’éventualité de la censure… et la possibilité d’une tierce personne peut biaiser le dialogue… et rendre encore plus difficile la communication.
Chrétiens
Comme être chrétien lorsque nous écrivons ?
La question est la même à l’égard des prisonniers qu’à l’égard de tout autre personne humaine.
Existe-t-il une manière humaine de communiquer ?
« L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation. »
« Le dialogue est donc un moyen d’exercer la mission apostolique ; c’est un art de communication spirituelle. Ses caractères sont les suivants :
1. – La clarté avant tout : le dialogue suppose et exige qu’on se comprenne ; il est une transmission de pensée et une invitation à l’exercice des facultés supérieures de l’homme ; ce titre suffirait pour le classer parmi les plus nobles manifestations de l’activité et de la culture humaine. Cette exigence initiale suffit aussi à éveiller notre zèle apostolique pour revoir toutes les formes de notre langage : celui-ci est-il compréhensible, est-il populaire, est-il, choisi ?
2. – Un autre caractère est la douceur, celle que le Christ nous propose d’apprendre de lui-même : « Mettez- vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt., 11, 29) ; le dialogue n’est pas orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant. Son autorité lui vient de l’intérieur, de la vérité qu’il expose, de la charité qu’il répand, de l’exemple qu’il propose ; il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique ; il évite les manières violentes ; il est patient, il est généreux.
3. – La confiance, tant dans la vertu de sa propre parole que dans la capacité d’accueil de l’interlocuteur. Cette confiance provoque les confidences et l’amitié ; elle lie entre eux les esprits dans une mutuelle adhésion à un bien qui exclut toute fin égoïste. »
« La prudence pédagogique enfin, qui tient grand compte des conditions psychologiques et morales de l’auditeur (cf. Mt., 7, 6) : selon qu’il s’agit d’un enfant, d’un homme sans culture ou sans préparation, ou défiant, ou hostile. Elle cherche aussi à connaître la sensibilité de l’autre et à se modifier, raisonnablement, soi-même, et à changer sa présentation pour ne pas lui être déplaisant et incompréhensible. »
« Dans le dialogue ainsi conduit se réalise l’union de la vérité et de la charité, de l’intelligence et de l’amour. » Paul VI, Ecclesiam suam, 67, 83, 84, 85
Bref, généralement, on s’exprime pour convaincre, pour séduire ou pour partager. Paul VI nous invite à ce partage qu’on appelle dialogue.
Comment acquérir cet esprit du dialogue ?
En contemplant le Christ. Il est la Parole par excellence. Il n’est pas une parole à distance. Il va à la rencontre des personnes. Il prend le risque de la rencontre, de l’affrontement, de la contradiction. En quelque sorte, il noue d’abord en lui-même le dialogue des personnes qu’il rencontre avec le Père. D’une part, il prie le Père, il est en lien perpétuel avec lui, d’autre part il écoute ce qui est fondamental pour la personne qu’il rencontre : une guérison, une ambition, une question, une fatigue… et il porte en lui, en même temps, le souci de son Père et le souci de cette personne.
Il est frappant de constater qu’il parle très peu de Dieu… mais qu’il évoque son Père en parlant ainsi de son expérience personnelle plutôt que d’une vérité abstraite… et que même, dans certains cas, il guérit sans parler de Dieu du tout… il va même jusqu’à refuser à celui qu’il a guéri de le suivre.
Il arrive même que son interlocuteur le fasse changer d’avis, comme la Syro-Phénicienne, par exemple.
« Jésus s’était retiré vers la région de Tyr et de Sidon. Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, criait : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. » Mais il ne lui répondit rien. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris ! » Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. » Mais elle vint se prosterner devant lui : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens. – C’est vrai, Seigneur, reprit-elle ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus répondit : « Femme, ta foi est grande, que tout se fasse pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie. » (Mt 15. 21-28)
Si je cite ce passage, c’est qu’il me semble très important pour comprendre ce qu’est un dialogue. Jésus est fier de sa culture et de son appartenance au Peuple choisi. Il pense que ce Peuple est le lieu de sa mission. La Syro-Phénicienne lui fait comprendre que, même si les Juifs sont les sujets de la Promesse, celle-ci est destinée à tous les hommes… et toutes les femmes et, dès lors, il va vivre la dimension universelle de sa mission directement : la Syro-Phénicienne lui a fait prendre conscience humainement de la nécessité de dépasser sa culture.
Si les vêtements sont liés à une culture donnée… et démarquent ceux qui sont de cette culture des autres, Jésus meurt nu… indiquant ainsi que sa mort exclut toute exclusion, toute supériorité de richesse, de savoir, de culture. Il est là, pour l’humanité de chaque homme.
Dans sa mort, il est le Fils par excellence du Père, et le frère de chacun d’entre nous.
Je ne sais pas si ces réflexions peuvent vous aider.
Je suis persuadé que le contact avec les prisonniers est un privilège qui nous est donné, et qui est une véritable exigence.
Nous ne pouvons pas être des amateurs… mais des amis.
Chaque prisonnier est pour nous une figure de Celui qui a été prisonnier et s’est laissé condamner par amour.
+ M. Dubost
Evêque d’Evry-Corbeil-Essonne
Le 23 mars 2011