Pour Jean-Marie Delarue, ex-contrôleur général des lieux de privation de liberté et coauteur de “Prisons, quel avenir ?” (1), dans l’interview qu’il donne à Télérama en juin 2018, il faut créer des sanctions appropriées aux délits et viser la réinsertion.

Nos prisons ne sont plus pleines, elles débordent. Chaque année depuis 2001, elles accueillent peu ou prou 1.000 détenus supplémentaires, et en 2016, 131 000 peines de prison ferme (courtes, pour la plupart) ont été prononcées. Dans quel but ? Depuis 2009, outre la sanction, la loi reconnaît la réinsertion et la prévention de la récidive parmi les missions de la prison. Pourtant, 61 % des détenus y reviennent un jour ou l’autre. La sanction pénale n’est donc pas le moyen de « remettre le délinquant dans des conditions telles que ses chances de commettre un délit soient considérablement diminuées », comme l’espérait le philosophe Michel Foucault.

Jean-Marie Delarue

Critiquer et (re)penser la prison est un impératif social, pour Jean-Marie Delarue, conseiller d’Etat et contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014. Il dénonce la conception de la prison comme un lieu « immobile », qui ne se soucie ni de ce qui se passe avant, ni de ce qui se passe après la peine.

En 1975, dans « Surveiller et punir », Michel Foucault avançait qu’à l’âge du châtiment avait succédé celui de la discipline. En sommes-nous sortis ?

La prison n’est pas que ça, mais elle reste une discipline. A l’entrée, tout un cérémonial vous dépouille de ce que vous êtes et de ce que vous possédez. A cette opération s’ajoute la contrainte des corps : être en prison, c’est ne pas pouvoir se mouvoir, on n’est pas enfermé dans une prison mais dans une cellule, avec d’autres, et souvent avec peu de lumière. Là où je ne suis pas d’accord avec Foucault, c’est que la prison reste aussi un châtiment. C’est une rupture avec la vie familiale, le domicile, le travail, au-delà même de la période d’emprisonnement. Un troisième élément non développé par Foucault est que la prison organise un classement social entre les gens de mal et les gens de bien. Châtiment, contrainte sur les esprits et les corps, et barrière de séparation sociale : telles sont les choses qui doivent être prises en considération.

Dans votre ouvrage Prisons, quel avenir ?, vous soulignez le caractère polysémique de la sanction pénale. Quel sens notre société lui donne-t-elle aujourd’hui ?

Deux tendances s’affrontent. La première pense que l’individu peut regretter son infraction et retrouver une vie sociale après avoir purgé sa peine. Après 1945, ses défenseurs ont poussé en faveur de la réinsertion en développant des outils pour rendre le détenu meilleur et lui retrouver une place dans la société. Il n’y a pas de monstres, seulement des femmes et des hommes. La deuxième tendance pense tout l’inverse : les condamnés sont des monstres dont il faut se préserver en les enfermant. Ce courant n’est pas très clair sur le sens qu’il donne à la prison, qu’il juge toujours pas assez étanche. L’amendement n’y est pas possible, il faudrait garder les détenus enfermés jusqu’à ce qu’ils « guérissent ». L’opinion se retrouvant surtout dans cette hypothèse, les lois pénales françaises, de 1995 à 2012, sont toutes allées dans ce sens, en renforçant la fermeture et la mise à l’écart. Cette thèse méconnaît la réalité statistique : la plupart des détenus sont là pour peu de temps. La durée moyenne d’une incarcération en France est d’un peu plus de onze mois. Les très longues peines représentent moins de 10 % des détenus.

D’où vient cette idée selon laquelle la prison est la seule peine qui vaille ?

Elle remonte aux Lumières. Avant le XVIIIe siècle, la prison représente un sas d’attente entre le crime et le châtiment — galère, bagne, torture… A partir du XVIIIe siècle, on s’interroge sur l’humanité des châtiments et, comme le théorisera le philosophe Cesare Beccaria, on ne touche plus au corps : on le met plutôt à l’écart. Naît alors l’idée d’une prison qui sera la peine elle-même. La conception de la prison comme peine majeure s’impose à partir de 1850, avant de devenir la référence avec la loi pénitentiaire de 1875. Aujourd’hui, la peine de prison ferme n’est pas la peine la plus prononcée [ce sont les amendes, ndlr] et n’est donc pas le centre de gravité du système pénal statistiquement, mais elle l’est hiérarchiquement. La prison reste le châtiment « nécessaire » et la sanction exemplaire pour les délits graves. Elle est l’axe autour duquel tourne le système pénal.

Une autre demande porte sur les conditions de détention : la prison doit faire peur et doit faire mal…

Que chacun ait le désir de voir celui qui lui a fait du mal avoir mal à son tour est très ancien. C’est ce qui explique que les peines alternatives ne paraissent pas « suffisantes » : il paraît inexplicable que le coupable ne souffre plus. Je le comprends mais je le condamne. On ne sait pas dans quelle mesure la prison fait souffrir. Je vous citerai cet exemple d’un agriculteur ayant commis trois excès de vitesse de faible ampleur. Il a été condamné à trois mois de prison ferme. Son père était trop malade pour s’occuper de son exploitation et sa femme était à ce moment-là hospitalisée. Personne n’a pu reprendre l’exploitation, qu’il a perdue lorsqu’il est sorti de prison. Les juges ne l’avaient pas condamné à perdre son exploitation, mais c’en est pourtant bien la conséquence ! En cela, la prison inflige une souffrance durable.

On imagine qu’elle est le règne des caïds se prélassant au lit devant la télévision. La prison est un endroit de misère sociale, un monde de pauvres qui appauvrit encore. C’est un territoire soumis à la menace permanente de la violence, au point qu’il faut souvent protéger les détenus les uns des autres. C’est un lieu de rupture sociale où il faut se débrouiller seul. On s’y suicide sept fois plus qu’à l’extérieur, une centaine de personnes par an. Enfin, la souffrance de ne pas être entendu et écouté reste immense. Alors, si la prison n’est pas une souffrance, je ne sais pas ce qu’est la prison et je ne sais pas ce qu’est la souffrance…

Lors du conflit social de ce début d’année, les syndicats pénitentiaires ont une nouvelle fois demandé davantage de sécurité. Comment le leur fournir sans durcir les conditions de détention ?

Surveillant de prison est un métier difficile qui demande de la considération. On ne sait pas de quoi sera faite chaque journée. Mais considérer la sécurité comme la mise à distance des détenus est une erreur stratégique. Deux types de prison s’opposent aujourd’hui : les vieilles maisons d’arrêt où le contact entre détenus et personnel pénitentiaire est permanent, où les rapports humains sont maintenus. Et puis les prisons massives avec des centaines de détenus où plus personne ne se connaît et ne se côtoie : les surveillants ne montent plus dans les coursives, les détenus attendent dans leurs cellules. Cela renforce l’imprévisibilité des relations et la frustration — lorsque la porte s’ouvre, il y a un risque de violence. Ne nous étonnons pas si les agressions augmentent : c’est la conséquence logique des nouvelles constructions. Ces réclamations pour plus de sécurité sont légitimes, mais celle-ci doit s’accompagner d’une préservation des rapports humains. On ne gère pas des hommes et des femmes comme du bétail. C’est en corrigeant ces erreurs graves qu’on apportera la sécurité au personnel des prisons.

Pour ne pas tout fonder sur le rapport de force, vous préconisez la conclusion d’un pacte entre le détenu et l’administration. Comment concevoir une sanction qui « donne » et ne fait pas que « prendre » ?

Un châtiment qui ne retire pas quelque chose, cela n’existe pas. La sanction pénale prend toujours, que ce soit aux détenus, aux travailleurs d’intérêt général, aux porteurs de bracelet électronique… La question est plutôt : ce que l’on retire est-il judicieux ? En échange de la privation de liberté, il faut donner l’espoir d’un avenir meilleur. Il existe des gens contents d’être dans la délinquance, mais il y en a peu. La plupart y sont conduits par des raisons diverses et variées. La prison devrait être capable d’esquisser les outils pour offrir un avenir aux détenus — apprendre à rédiger un CV, à candidater pour un HLM, leur proposer une formation professionnelle dans une branche qui recrute, les éduquer au numérique… Ce n’est pas le cas : la prison n’est absolument pas responsable de ce qui arrive aux détenus après leur sortie. En Angleterre, des inspections interrogent les prisons sur leur taux de récidive, ça les responsabilise. En France, on se moque de ce que deviennent les détenus. La grande majorité sort sans ressources ni suivi. Pas étonnant que la récidive soit si fréquente…

De quoi manquent les prisons françaises en 2018 ?

De la préoccupation de donner un avenir meilleur. Ensuite, de moyens. En matière de formation professionnelle, les crédits ne sont pas suffisamment mobilisés. Seulement 29% des détenus travaillent alors que 50 % d’entre eux souhaiteraient le faire. Troisièmement, la prison a besoin de nouveaux objectifs. Son obsession est que les détenus ne meurent pas, ne s’évadent pas et que l’ordre y soit maintenu. Si les cellules sont remplies, la prison estime avoir accompli sa mission. Enfin, elle a besoin de changer de modèle : le maintien en cellule est incompatible avec les efforts d’insertion. Pour le réinsérer, il faut sortir le prisonnier de sa cellule. Mais depuis deux cents ans, la prison est structurellement conçue comme un simple lieu d’enfermement en cellule.

Emmanuel Macron a répété son intention de développer les peines alternatives à l’incarcération…

Les alternatives ne sont pas suffisantes. Il arrive régulièrement que des juges voulant placer un condamné en travail d’intérêt général ne lui trouvent pas de place et l’envoient en prison. Même chose pour le placement à l’extérieur [exécution de peine hors de prison, dans une structure proposant travail et hébergement] : les juges n’ont pas la liste des rares places disponibles et se débrouillent comme ils peuvent en passant des coups de fil à leurs contacts… Les peines alternatives ont été créées dans les années 1980 en France avec la volonté de diminuer le nombre de détenus mais, depuis 2001, le nombre de personnes en prison n’a cessé d’augmenter. Il faut inventer d’autres peines, qui frappent les gens là où ils ont fauté : pour les délits de la route, on pourrait confisquer le véhicule. Pour les escroqueries, la confiscation des biens serait tout aussi douloureuse… Je plaide pour la multiplicité et la diversité des sanctions pénales. Car la prison ne règle rien, elle incite même, pour certaines infractions, à recommencer.

(1) “Prisons, quel avenir ?” est un ouvrage collectif. Pour en savoir plus, cliquer ici